CHAPITRE V
Et pendant la semaine qui suivit cette rencontre, ma vie suivit son cours, tendrement, tranquillement, avec une nouvelle amie, mon amour ressuscité, et un bébé qui grossissait à l’intérieur de mon ventre. Une fille, j’en suis certaine, même si je prie Dieu d’exaucer mon vœu. Le hic, c’est qu’il est impossible d’oublier les cinquante siècles précédents. On ne réécrit pas l’Histoire. J’habite dans une banlieue plutôt résidentielle, j’obéis aux lois de mon pays, je me suis inscrite à la bibliothèque de mon quartier, et je songe même à m’acheter un petit chien. Pourtant, tout cela n’enlève rien au fait que j’aie assassiné sauvagement des milliers de gens, voire des dizaines de milliers, sans jamais avoir pitié d’eux. J’ai du sang sur les mains, et peut-être que tout ce qu’on appelle karma, péché, et jugement dernier, existe bel et bien. Je suis justement en train de me demander si je serai soumise au jugement divin, comme tout le monde, quand je commence à avoir des problèmes avec le bébé.
Des problèmes qui n’ont rien de normal.
Des problèmes de la pire espèce. Une espèce surnaturelle.
Le bébé grossit beaucoup plus rapidement qu’il ne le devrait. Comme je l’ai dit à Paula, je ne peux être enceinte que de deux mois seulement, et pourtant, une semaine après ma rencontre avec la jeune femme, je me réveille avec la sensation très nette que quelque chose remue dans mon ventre. Me précipitant dans la salle de bains, j’allume la lumière – c’est que je ne suis plus la nyctalope d’antan – et je m’aperçois, stupéfaite, que mon estomac pointe visiblement sous ma chemise de nuit. En quelques heures, ou moins, le bébé s’est développé autant qu’en un trimestre tout entier. Ça ne me plaît pas.
— Ray ! Ray !
Il accourt, sans comprendre tout de suite quel est le problème. Se décidant enfin à poser la main sur mon ventre, il s’étonne :
— Ce n’est pas normal ?
— Tu es cinglé ?
Je repousse la main de Ray.
— Ce bébé n’est pas humain.
— Mais nous sommes tous les deux des êtres humains, proteste-t-il.
— Nous sommes humains ? dis-je, tournée vers la baignoire vide.
Ray pose la main sur mon épaule.
— Cette croissance accélérée n’est pas nécessairement une mauvaise chose.
Ma respiration se fait hoquetante. En espérant que le passé appartienne effectivement au passé, j’ai misé très gros, mais on dirait bien qu’il n’y a pas d’avenir, pas le moindre futur possible : c’est seulement le spectre de ce que nous cherchons à nier. Un rêve dans une époque qui ne deviendra jamais la réalité.
— Toute chose anormale est une mauvaise chose, dis-je à Ray. Surtout quand il faut répondre par l’affirmative à la question du questionnaire de santé qui se rapporte aux antécédents médicaux : Avez-vous déjà été un vampire ?
— Cet enfant ne peut pas être un vampire, répond simplement Ray. Les vampires ne se reproduisent pas de cette façon.
— Ce que tu veux dire, c’est qu’ils ne se sont pas reproduits ainsi par le passé. Depuis quand les vampires reviennent-ils à leur condition initiale d’humain ? On est sur un terrain totalement nouveau.
Penchée au-dessus du lavabo, je crache dans la cuvette, et je m’aperçois qu’il y a du sang dans ma salive – quand j’ai allumé la salle de bains, je me suis mordue la lèvre inférieure sous le coup de la surprise.
— C’est un présage, dis-je à Ray.
Il entreprend de me masser le dos.
— Tu devrais peut-être prendre rendez-vous chez un médecin. De toute façon, tu étais sur le point de commencer à en chercher un.
Je pars d’un rire plein d’amertume.
— Un médecin ? Hors de question. Au cas où tu l’aurais oublié, je te rappelle que nous sommes en cavale, et les médecins sont tenus de dénoncer aux autorités tous les monstres qui viennent dans leur cabinet, y compris les jeunes femmes dont la grossesse ne dure que trois mois.
Le bébé s’agite à nouveau, et je contemple dans le miroir le reflet de la bosse qui tend ma chemise de nuit.
— Ou moins de trois mois.
Paroles prophétiques. Au cours des quatre jours suivants, le bébé grossit à une allure folle, le fœtus se développant d’un mois par tranche de vingt-quatre heures. Pendant ces quatre jours, je suis constamment obligée de manger et de boire, tout en n’éprouvant plus le besoin d’aller à la selle. La viande rouge en particulier excite mon appétit quasi irrépressible : j’avale trois hamburgers au petit déjeuner, et quatre steaks au dîner, que je fais glisser à grandes lampées d’Évian. Mais rien n’y fait, et j’ai les crocs, comme il dit – un paradoxe bien ironique dans mon cas. J’ai faim, j’ai soif, et j’ai peur. Que montrerait une échographie ? Un lutin cornu faisant la risette aux ultrasons ?
Durant ces quelques jours, j’évite Paula et le reste du monde. Ray est mon unique compagnon, qui me tient la main et ne dit pas grand-chose. De toute façon, dire quoi ? Quand l’heure sera venue, nous saurons tout ce qu’il y a à savoir.
Cinq jours après mon réveil en pleine nuit et la première vision de mon ventre trop gros, je suis à nouveau tirée du sommeil par d’abominables crampes dans l’abdomen, horriblement douloureuses. L’aurore n’apparaîtra pas avant quelques heures, et juste avant que Ray ne s’éveille à son tour, je me souviens soudain de la naissance de mon premier enfant, cinq mille ans auparavant. Mon bébé chéri, ma Lalita – Celle Qui Joue. Elle était née sans me causer la moindre douleur, et l’accouchement s’était même déroulé dans une sorte d’extase. Jusque-là, j’avais envie de donner le même prénom au bébé, mais tandis qu’une nouvelle contraction me crispe les entrailles, menaçant de me déchirer en deux, je ne sais plus si un prénom aussi doux que Lalita serait approprié pour l’imminent nouveau-né. Assise dans le lit, je me force à prendre une profonde inspiration.
— Mon Dieu…, dis-je à mi-voix.
À côté de moi, Ray s’étire.
— C’est le moment ? me demande-t-il d’une voix calme.
— C’est le moment, oui.
— Tu veux aller à la maternité ?
Nous en avons déjà parlé, mais nous n’avons encore pris aucune décision. D’une part, je suis capable de supporter la douleur, même intense, et d’autre part, ayant aidé de nombreuses femmes à accoucher, je connais parfaitement l’anatomie féminine, mais les souffrances que je ressens actuellement sont l’œuvre des démons, c’est indubitable. Cette douleur transcende toutes les tortures qu’il me soit jamais arrivé de subir : j’ai l’impression que ma chair se déchire, littéralement, et qu’on me ronge de l’intérieur. Qu’est-ce que mon bébé est en train de me faire ? J’enfouis mon visage dans mes mains.
Je gémis.
— C’est comme si on me dévorait les entrailles…
Ray est déjà debout.
— Tu as besoin d’aide. Il faut prendre le risque d’aller à l’hôpital.
— Non !
Ray tendant le bras vers les clés de la voiture, j’agrippe sa main au passage.
— Je n’arriverai pas jusque-là-bas, ça va trop vite.
Il s’agenouille près du lit.
— Mais je ne sais pas ce qu’il faut faire…
Respirer devient de plus en plus difficile.
— Peu importe, c’est déjà presque fini…
— Tu veux que je téléphone à Paula ? Bien qu’il ait toujours, et pour d’obscures raisons, évité de la rencontrer, Ray approuve l’amitié qui commence à me lier à Paula. Le sourire de Paula, comme il me réconforterait ! Et comme j’aimerais qu’elle soit à mes côtés en ce moment même ! Pourtant, je sais qu’il n’est pas question qu’elle me voie dans cet état. Secouant la tête pour signifier à Ray mon refus, je prends conscience de la sueur qui ruisselle sur mon visage.
— Non, dis-je à Ray. Elle serait terrifiée par toute cette histoire. Nous devons affronter ça tous les deux, ensemble, mais seuls.
— Je fais bouillir de l’eau ?
La question de Ray parvient à me dérider.
— Oui, vas-y, fais bouillir de l’eau. Comme ça, quand le bébé sortira, nous saurons où le mettre.
Devant son expression atterrée, j’émets un petit reniflement sarcastique.
— Je plaisantais, Ray.
Mais il continue à me dévisager d’un air bizarre, et il s’adresse à moi comme s’il était en train de parler à une troisième personne, présente dans la chambre avec nous.
— Parfois, j’ai le sentiment que je suis revenu pour ce bébé, et pour lui seul. Je ne veux pas qu’il lui arrive quoi que ce soit.
Une sévère contraction s’empare de mon ventre, et je me plie en deux, ignorant de fait le sérieux de sa déclaration. Cette douleur intense me met en rage.
— Si quoi que ce soit arrive, à qui que ce soit, ce sera à moi.
— Sita ?
— Ramène-moi plutôt un peu de cette fichue eau bouillie !
* * *
Un quart d’heure plus tard, ma fille est née, et elle jaillit dans le monde en déchirant ma chair au passage. J’ai du sang partout, même dans les cheveux, je sais que je cours le risque d’une hémorragie peut-être fatale, et j’autorise Ray à appeler une ambulance. Mais avant de se diriger vers le téléphone, il dépose mon bébé – couvert de sang – sur ma poitrine. Il a déjà sectionné le cordon ombilical avec un couteau de cuisine, préalablement stérilisé. Berçant ma fille contre moi tout en luttant contre l’évanouissement, je plonge mon regard dans ses yeux d’un bleu très foncé, et elle en fait autant de son côté, sans pleurer, sans émettre aucun son. Pour l’instant, je me sens déjà soulagée de constater qu’elle respire normalement.
Pourtant, dans ce regard de nouveau-né, je décèle une vivacité qui me dérange : elle me regarde comme si elle me voyait, alors que tous les bouquins précisent bien qu’un bébé de cinq minutes n’est même pas capable de voir nettement. Sans compter qu’elle me dévisage comme si elle me connaissait déjà, et le plus drôle, c’est que je fais la même chose. Je la connais, en effet, et cette minuscule petite fille n’est pas l’âme de ma douce Lalita, ma joueuse Lalita, revenue vers moi d’un antique passé sous la forme d’un étrange bébé. Elle, c’est quelqu’un d’autre, je le sens : quelqu’un pour qui l’on construisit des temples, il y a longtemps, à l’époque où l’humanité était plus proche des dieux du paradis et des créatures oubliées qui peuplent les profondeurs de la Terre. Tout en la regardant au fond des yeux, je frémis soudain, mais je la tiens serrée tout contre moi. Son nom vient de jaillir de mes lèvres sanguinolentes – je l’ai prononcé inconsciemment. Ce nom est un mantra, une prière, mais également un nom donné à ce qui ne se nomme pas.
— Kalika, c’est ainsi que je décide de l’appeler. Kali Ma.
Pas celle qui joue. Celle qui détruit.
Mais je l’aime déjà plus que tout.